Jean-Marc Sylvestre : “Le cancer a sauvé ma libido”

Ancien journaliste, chef du service économique de TF1 et de LCI, Jean-Marc Sylvestre raconte son combat caché face à la maladie et les recettes qu’il a puisées dans cette épreuve pour surmonter les turpitudes du désir. Extraits choisis.

“Voilà : je ne bande plus. Ma verge est morte, réduite à une vague présence sans vie, sans chaleur, un truc qui pendouille, une peau ridée par où passe l’urine et rien d’autre. Je n’ai plus de sperme. Rien. Pas de liquide séminal.

Jusqu’à ce jour, le cancer de la prostate était théorique pour moi. Je savais qu’il tuait plus de 10.000 hommes par an, en général dans des souffrances épouvantables…

(Le médecin m’avait bien dit que je n’aurai plus de sperme, plus ce liquide précieux qui signe normalement la masculinité et marque la jouissance extrême. J’étais rentré dans le club des 50 000 « mecs » par an chez qui on dépiste la tumeur et qui « choisissent » de se faire opérer.)

C’était désastreux, je n’osais même pas descendre ma main sous le drap pour vérifier si mon corps était complet. Il l’était, mais je ne sentais rien, alors que j’avais la furieuse envie de sentir quelque chose. Ma queue ne bougeait pas d’un pouce. J’étais mou, glacé, hideux.

Ce cancer est silencieux. Il n’envoie aucun signal de son arrivée, ni douleur, ni fatigue dans les premiers temps. Conséquence : peu d’hommes se font dépister parce que peu se sentent concernés. Ils attendent parfois jusqu’au moment où il est trop tard. Ce cancer est un poison parce qu’il marque au fer rouge le vieillissement. Il impose de passer d’une logique de passion, de plaisir, à une vie envahie par la dégénérescence, c’est-à-dire ici par l’impuissance.

Je savais que le cancer est un crabe redoutable, mais je me suis vraiment aperçu que celui de la prostate est un crabe tabou, qui vous colle dans la honte comme le cancer du sein chez beaucoup de femmes qui le vivent mal. Sauf que ces femmes sont plus courageuses, sur ce terrain-là, car leur parole s’est libérée depuis une vingtaine d’années.
Mais pour la prostate, on en est encore au Moyen Âge ! Quand on ne le dépiste pas par hasard comme chez moi, il faut le faire discrètement, presqu’en catimini.

Parce que la honte vous submerge. Oui, la honte ! Par l’humiliation aussi de s’être fait violer, puis voler une partie de son identité et de sa force.

Si le cancer de la prostate est aussi tabou, c’est bien parce qu’il touche à la capacité sexuelle des hommes et hypothèque leur pouvoir de mâle.
Exactement comme le cancer du sein chez la femme qui se sent atteinte dans sa féminité. Le cancer de la prostate empêche l’homme de se reproduire, et peut le priver de jouir ou de faire jouir.

Briser des murs

Pendant ces dix années de galère, vous marchez aux frontières de nulle part.
Votre vie intime est bafouée, anémiée, paralysée. Parce que pour retrouver un nouvel équilibre, il faut briser tellement de murs, dissiper tant de malentendus, supporter beaucoup de douleurs secrètes en faisant comme si ça allait.
Dix ans de galère insupportable avant de retrouver l’expression du désir, avant de retrouver cette confiance en soi qui permet de bousculer les montagnes. Dix ans de galère avant d’oser se regarder nu dans un miroir au moment de se coucher ou en sortant de la douche. Parce que, franchement, quand vous regardez ce bout de chair qui pendouille, c’est n’est pas glorieux.

Il m’a fallu, pour accepter ce qui m’est arrivé, quatre ou cinq ans peut-être. Cinq ans pour réapprendre à avoir une vie sexuelle satisfaisante, après avoir tout essayé, essayé des dizaines d’échecs, jusqu’à comprendre et aimer Victor Hugo, ses conquêtes, ses remarques, ses commentaires qui m’ont eux aussi servi de leçon.

Le cancer de la prostate remet en cause tellement de choses dans la vie, à commencer par les rapports aux autres. Comment séduire encore – c’est là une des obsessions masculines -, quand l’arme de séduction devient une arme de dissuasion, massive ou pas, qui ne fonctionne plus ou mal ?

Pour ma part, il me fallait relever trois défis, participer à trois challenges.
Le premier était d’accepter que sur le plan sexuel, rien ne serait plus comme avant. Mais que ça pouvait être meilleur qu’avant ! Moins conventionnel peut être, avec dans l’esprit le désir de ne se priver de rien. Tout oser pourvu que l’on respecte les autres, leurs envies et leurs limites.
Le deuxième défi était d’accepter la relation amoureuse, celle qui est profondément enracinée en soi-même. Je m’étais aperçu que le premier plaisir était d’aimer et surtout de se savoir aimé.
Le troisième défi est sans doute le plus difficile : accepter de voir son corps vieillir. Tout le monde est confronté à cette épreuve, les hommes comme les femmes.

La vie devant soi

Les médecins avaient raison. Il y a un orgasme possible après l’ablation de la prostate.

Après des heures d’insomnie, des pages et des pages de Victor Hugo ou d’Emile Ajar, on se débrouille. C’est extraordinaire l’imagination qu’a un homme pour découvrir les moyens de prendre du plaisir parce que, quand ça marche dans la tête, ça marche partout où les sens peuvent encore donner des papillons dans le ventre.
Le plaisir sexuel ne tient pas exclusivement de la pénétration, mais d’une multitude de caresses, d’attentions, de musiques et de dialogues aussi. Même si ces recommandations semblent d’une banalité affligeante, elles sont pour moi qui a été opéré de la prostate et qui est poursuivi par la hantise de ne plus bander assez fort une bouée de sauvetage, voire une formidable bénédiction ! Avec un peu d’entraînement, l’imagination déborde. A notre époque, si on veut s’amuser, on peut également se tourner vers les sex-toys qui se sont démocratisés malgré la vague de puritanisme ou grâce à #MeToo qui a remis les pendules à l’heure en sanctuarisant le consentement mutuel.

Le cancer a changé ma relation aux autres et notamment aux femmes. Mes engagements sont moins nombreux, mais mieux rangés et plus forts. Je sais pourquoi je me réveille chaque matin avec un plaisir nouveau et jouissif. Le plaisir d’écrire, d’expliquer, d’enseigner et d’apprendre. Le plaisir de marcher, de nager, de rire, de se battre avec soi-même en lançant une petite balle de golf.
La vie est belle et elle se trouve encore devant moi.”

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Tout n’est pas foutu, Jean-Marc Sylvestre (éd. Albin Michel)